Je viens d’avoir une idée géniale, parler du festival de Cannes,de son palmarès (Palme d’Or 2018 : Kore Eda, « une affaire de famille »), ce qui sied au Canard, capable d’offrir une plume élogieuse contre un « N » en moins, et non une haine xénophobe comme le font les fascistes unis aux 5***** italiens. Dans ma cervelle quelques phrases fusaient, bien écrites et esthétiquement lisibles, certainement dues aux fastes qui se déroulaient sur la Croisette. Le temps de revenir à mon ordinateur, toute cette logorrhée avait disparue. Pas de souci, me suis-je dit : un article de Slate m’a permis de reprendre, voire vendre ce que j’avais perdu : la mémoire. En effet, dans cet article était relaté l’expérience d’une transmission de mémoire (en gros) entre deux gastéropodes marins , par transport de l’ARN (Acide Nucléique, contactez votre médecin en cas de remembrance spontanée).
Ce qui ferait que tous les festivals de Cannes auxquels vous avez assisté jeune, toutes les routes que vous avez empruntées jusqu’à tout à l’heure, toutes vos aventures sexuelles depuis l’adolescence à hier, réussies ou ratées, toutes les bouteilles de vin, les kilos de shit et les expériences de trapèzes volants qui ont menés votre vie, vous pourrez bientôt les échanger avec n’importe quel imbécile qui a passé sa vie en études, apprentissages, et tous styles déclarés de promotions bidons, individus complètement amorphes, plantés sur un canapé ou travaillant le dimanche en emmenant les gosses au stade, dans une équipe qui perdra encore cette année et l’année suivante etc. Ah ! Que c’est bon !
Que c’est bon de sentir sa mémoire dans la cervelle d’un crustacé plutôt que dans un engin à l’intelligence artificielle qui réchauffe la planète et pourrit le monde avec ses zombies automatisés. S’abandonner dans la cervelle chaude d’un singe, d’une hyène, d’un suricate n’est-il pas meilleur endroit que de tuer son avenir dans une mégapole cannibale, qui fait de vous un robot décervelé, qui subit les aléas du temps, des transports, et vous précipite vers des idées suicidaires, quand il fait beau sur le pont Mirabeau et qu’en dessous coule la Seine ?
Les pigeons ne savent pas nager, mais la science médiatique a déjà meublé leurs cervelles. Inutile de s’ étendre là-dessus. Mais les mouettes, pour un canard, c’est une bonne passation de mémoire : la mouette de Sète, par exemple (cf photo), a l’esprit de Brassens et de Paul Valéry : elle te regarde manger, derrière la vitre du premier étage du restaurant. La pluie glisse sur ses ailes, elle te fait des regards coquins, des hochements de queue, et quand tu reviens dans cette ville elle te reconnaît, te suit de loin, rit et jaspine dans l’air, que tu sois sur les quais, les canaux ou dans ton lit d’hôtel. Elle t’attend. Mais pas par hasard, jamais les oiseaux de mer ou de terre n’attendent par hasard, tu comprends ? Les oiseaux voyagent. Comme toi, un temps, tu bougeais tes vieilles fesses d’un pays à l’autre. Eux, avec leurs ailes et leur appétit de vivre, t’ont poursuivi sans que tu le saches, espions sans doute, mais n’œuvrant que pour toi, pour que tu n’oublies rien de ta vie ; ils t’ont suivi et toi, guignol, tu ne levais ton nez que pour respirer le reflet de tes yeux. Mais tes yeux ont aveuglé ta mémoire. Tu as oublié l’enfance, les jouets, l’adolescence, les baisers, et tout ce bastringue qui ne changeait pas ta destinée, enfant gâté par le lucre et la volupté, mais ignorant des vertiges et de ces fausses prodigalités qui séparaient ton être de l’échaffaud, ta vie désormais jetée au fond d’un panier ensanglanté, misérable oiseau à la tête tranchée.
Tu pensais avoir une idée géniale et tu en avais mille. Ces mille idées te les ont rendues dans le spectacle du monde auquel tu appartiens. Il n’en reste aucune.
AK
190518