un moment de détente (en ce lundi pluvieux): mon grand-père Lucien.

C’est en rentrant par hasard dans une librairie -il en existe encore- que je suis tombé sur cet opuscule de format in octavo, richement illustré de photos d’époque, et dont le sujet ne m’intéressait pas spécialement ; le titre simplement avait attiré mon attention : « obsolescence de la publicité ». Comme la pluie redoublait de violence dans la rue, je commençai à feuilleter le livre . Quelle ne fut pas ma stupéfaction de reconnaître dès les premières pages mon grand-père Lucien, posant, toujours debout, devant des vitrines aux marques désuètes ou disparues. Ainsi, au-dessus de son crâne pas encore chauve, clignotaient des SIMCA, FRIGIDAIRE, TELEFUNKEN, PATHE MARCONI, TALBOT LAGO, WONDER, L’UNIVERS, MAMMOUTH , chocolat CEMOI, cafés BIEC…

Dans la famille, papi Lucien, le père de ma mère, avait acquis une réputation sulfureuse. Je me souviens que lors des repas dominicaux, jusque bien longtemps après sa mort, mes oncles et tantes parlaient de lui comme étant un vieux fou qui avait la tête sur les épaules, expression dont je n’ai, à cette heure, jamais trouvé l’explication. Cependant, il est avéré que l’homme avait eu une vie sinon trépidante, du moins chaotique. Et le trouver là, dans ce petit bouquin, jeune et rigolard, me fit un choc. Qui avait donc pu prendre ces photos, et pourquoi ces poses incongrues devant des enseignes maintenant éteintes ? Il devait avoir une quarantaine d’années lors de ces prises de vue (bien qu’elles s’étalassent au moins sur une décennie) et, comme c’en était la mode, il portait une belle moustache et de fines rouflaquettes, donnant à son visage rond un air comique sous sa tignasse brune et bouclée. Un corps longiligne démentait la rondeur de la tête, et seul le port de mocassins avec talonnettes trahissait sa petite taille. Je ne l’avais jamais connu, vivant, et hormis les anecdotes racontées à son sujet, j’ignorais tout de son vécu. Il avait beaucoup voyagé, bamboché, exercé de multiples petits métiers, avait pété dans la soie et dormi dans les bois, mais la part de vérité et celle de légende se disputaient l’héritage et la mémoire du défunt.

Je n’ai que très peu voyagé, mais il est des livres qui transportent tout aussi efficacement qu’un Pullman grand luxe. « Les îles » de Jean Grenier font partie de ceux-là.

« On vous demande pourquoi vous voyagez.

Le voyage peut être, pour les esprits qui manquent d’une force toujours intacte, le stimulant nécessaire pour réveiller des sensations qui dans la vie quotidienne sommeillaient. On voyage alors pour recueillir en un mois, en un an, une douzaine de sensations rares, j’entends celles qui peuvent susciter en vous ce chant intérieur faute duquel rien de ce qu’on ressent ne vaut.

On passe des jours à Barcelone à visiter des églises, des jardins, une exposition, et il ne vous reste de tout cela que le parfum des fleurs opulentes de la Rambla San José. Etait-ce donc bien la peine de se déranger ? Evidemment oui. » (…/…) (les îles fortunées)

Dans l’album que je tenais entre mes mains -il ne cessait pas de pleuvoir, et le libraire commençait à me regarder de travers-, paradoxalement, rien n’invitait au voyage, ne fusse dans le temps. En faisant abstraction du modèle qui posait devant les boutiques, ces enseignes ne m’évoquaient rien, ni le temps d ‘ »avant », ni le rythme, la chaleur, la vivacité d’une époque révolue. Ces marques affichées avec ostentation, envahissant l’espace photographié, ne représentaient plus rien. Les milliers de clients qui avaient traversé par leurs achats ces portes vitrées étaient depuis passées à tout autre chose, conservant malgré eux, de génération en génération, ce sentiment inconscient d’avancer en faisant du sur place, tirés par le bout du nez par de nouvelles technologies tout aussi fugaces que les vieilles estampilles renommées d’antan. Les néons et autres LED pourfendaient l’espace blanc du rêveur immobile, du client abruti. Le libraire finit par m’aborder :

« – ce livre semble particulièrement vous intéresser, monsieur. Nous en avons un autre, en stock, qui traite des parapluies à travers les âges ; voulez-vous le consulter ? »

Je compris que la remarque n’avait de sens que de me pousser vers la sortie. Faire entrer le libraire dans la confidence, en lui disant que c’était papi Lucien là, vous voyez, sur toutes les photos qui illustrent ce bouquin, serait parfaitement inutile, voire incongru. Je me contentai donc de replacer le livre dans le rayonnage et sortis , laissant le grand père au milieu des façades défraîchies siglées de publicités obsolètes, comme le spécifiait le titre de l’ouvrage.

La pluie me rinça dès le seuil franchi. Ce fut comme un électrochoc rafraîchissant, qui fit surgir de ma mémoire un événement complètement oublié. A une période de sa vie, papi Lucien avait très certainement intégré un groupuscule assez louche (j’avais trouvé dans la maison des lettres écrites et signées de sa main avec sur le papier, en haut à gauche, un sigle assez singulier, représentant une mitraillette associée à une tête de mort, dessin qui avait vivement frappé mon imagination de gosse). Beaucoup plus tard, j’étais devenu adulte, ce furent un tas de coupures de journaux que je découvris dans une boîte à chaussures oubliée dans le grenier. La pluie ne porte pas que la tristesse ; une fois la rue traversée, trempé comme un canard, je partis d’un grand rire. J’avais sans nul doute découvert le pot aux roses : ces photos n’étaient qu’un alibi. En réalité, elles avaient pour but essentiel de repérer les endroits où la bande opérerait un futur cambriolage. Pour me convaincre de ces intuitions, je filais consulter les archives d’un journal local aujourd’hui disparu, l’ »Alternaute Palois », et passais plusieurs jours à explorer les articles, à en extirper la substantifique moëlle.

Mes recherches finirent par révéler l’exactitude de mes sentiments. Papi Lucien, plus connu sous le pseudonyme de Lapin de la Garennes Colombes, avait, avec sa bande, essaimé dans tout le pays, ainsi qu’en divers autres de la planète, (ce que j’ignorais, les marques étant internationales, les photos avaient en effet pu être prises dans n’importe quel lieu du globe).

Je n’ai que très peu voyagé, et n’ai jamais connu mon grand père maternel, si ce n’est par ouï-dire. Pourtant, nos routes se sont croisées, dans un univers de papiers remués. Jamais je n’ai su les circonstances réelles de sa mort, question tabou dans la famille. Mais papi Lucien, depuis que j’ai entamé la recherche, m’a ouvert les portes de l’aventure, m’offrant un grand voyage immobile dont le parfum emplit mes narines et mon esprit.

Sacré vieux bandit !

AK Pô
19 04 13

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